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BURUNDI : Le viol érigé en arme de guerre de Joseph Bitamba

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Joseph Bitamba réalisateur Burundo-Canadien

Le viol érigé en arme de guerre: l’horreur absolue, « la négation de la vie ». Triste réalité racontée et vécue dans le film : « Les oubliées de la Région de Gands-Lacs », de Joseph Bitamba. Selon le réalisateur, le viol a été utilisé au Rwanda, au Burundi et en République Démocratique du Congo comme une véritable arme de guerre. Des milliers de femmes et de filles, quand elles n’étaient pas ensuite tuées, ont vu leurs vies brisées à jamais suite aux actes dont elles ont été victimes. Mais elles portent souvent un fardeau qui continue à les faire souffrir chaque seconde parce qu’elles ont souvent peur de témoigner, par peur de représailles, de moqueries et de stigmatisation. Et la douleur reste d’autant plus vive que leurs bourreaux jouissent non seulement d’une impunité totale, mais semblent même parfois gagner en estime de la part du régime qu’ils servent, comme c’est le cas au Burundi où certains violeurs ou des commanditaires de viols sont promus à des postes prestigieux. Entretien exclusif réalisé par Gérard Nzohabona pour Ze-Africanews.

Ze-Africanews : Commençons par la genèse du film : comment vous est venue l’idée de réaliser un documentaire sur les victimes de viol ?
Joseph Bitamba : L’idée du film a germé dans un camp de réfugiés en Tanzanie, à Nduta. C’était en 2016. J’étais parti là-bas pour une enquête. Et en interviewant les réfugiés, hommes et femmes, il y a une femme qui m’a parlé spontanément du viol dont elle avait été victime, sans même que je lui pose la question. Et c’est le sarcasme avec lequel ses bourreaux l’ont violée et l’impunité dont ils jouissent qui m’ont poussé à faire quelque chose. Elle m’a dit que des Imbonerakure, membres de la ligue des jeunes du parti au pouvoir, le CNDD FDD qualifiée de milice par l’ONU, sont venus au domicile familial. Ils ont d’abord enlevé son mari qui n’a jamais été retrouvé. Ensuite ils sont revenus et l’ont violée en lui disant, cyniquement, « faisons l’amour comme ton mari nous a dit que tu le fais si bien ». Et pour finir, elle s’est retrouvée enceinte, et a été obligée de fuir avec deux enfants, dont un issu du viol. Elle avait le dos tellement brisé qu’elle ne pouvait même pas aller chercher du bois de chauffe. J’ai rencontré beaucoup d’autres femmes et filles du même camp, mais elles n’ont pas eu le courage de s’exprimer. Je suis retourné à Kigali, au Rwanda, où j’étais sur un autre tournage. C’est là que je me suis intéressé aux nombreux cas dont j’avais entendu parler dans le camp de Mahama, au sud-est du Rwanda. J’ai alors commencé à travailler avec deux groupes de douze femmes chacun. Mais il y en avait tellement que je ne pouvais pas les intégrer toutes dans le film : des cas de 1988 et de la guerre de 1993 à 2003, mais je me suis juste concentré sur ceux de 2015 et après.

Ze-Africanews : Votre film fait intervenir des victimes de viol du Burundi, du Rwanda et de la République Démocratique du Congo. Pourquoi le choix de ces trois pays ?
Joseph Bitamba : Parce que ces trois pays font ce qu’on appelle communément la Région des Grands-Lacs africains. Les cas au Congo sont très connus pour avoir été portés au public par le Dr Mukwege qui jouit d’une notoriété mondiale. Surnommé ‘l’homme qui répare les femmes’, le Dr Denis Mukwege est Prix Nobel de la Paix 2018. Il est fondateur de l’hôpital Panzi à Bukavu, à l’est de la RDC, où il s’occupe de femmes victimes de mutilations génitales et de viols. Au Rwanda, il y a eu un appui psychologique assez fort, même si on n’en a pas beaucoup parlé. J’ai alors d’abord analysé comment les autres pays ont aidé ces femmes afin de pouvoir mieux formuler ce dont les femmes burundaises ont besoin, parce que certains aspects nécessitent des spécialistes que je ne suis pas. Et puis, ces viols ont souvent des soubassements politiques ou ethniques. Quand on regarde les choses de près, le phénomène part du Rwanda en 1994, se retrouve en RDC en 1997-98, et ensuite au Burundi. Il est évident que le mouvement suit une idée génocidaire avec la trajectoire des Interahamwe, les jeunes rwandais qui constituait la milice auteure du génocide de près d’un million de Tutsis rwandais d’avril à juillet 1994. C’est donc pour cela que j’ai voulu mettre tous ces crimes ensembles pour constituer une véritable source d’information sur le sujet pour le futur.

Ze-Africanews: A partir de quel moment avez-vous compris que le viol avait été utilisé comme une arme de guerre ?
Joseph Bitamba : En RDC la question ne se pose pas, puisque même les victimes parlent souvent d’Interahamwe ; au Rwanda, c’est pareil, mais au Burundi moins, puisque ce sont des Imbonerakure, mais c’est un secret de polichinelle, ceux-ci sont alliés aux Interahamwe qui sont leurs mentors. Je me suis beaucoup entretenu avec un des protagonistes dans le film, Patrick, un psychologue rwandais qui, lui, a fait un énorme travail de recherche qui lui a permis de tracer clairement cette trajectoire.

Ze-Africanews : C’est vous-même qui avez réalisé les interviews avec les victimes ?
Joseph Bitamba : Oui

Ze-Africanews : Etait-ce facile pour vous, un homme, de vous faire accepter par ces femmes meurtries par d’autres hommes ?
Joseph Bitamba : C’est vraiment la chose qui a été la plus difficile dans la réalisation de ce film. Par rapport aux femmes d’abord, parce qu’il y a certaines choses qu’elles ne peuvent pas me dire en tant qu’homme. Ensuite par rapport à moi-même, je dois avouer que je n’étais pas à l’aise, il faut reconnaître que ce n’est pas le genre des interviews ordinaires que j’avais l’habitude de mener. A certains moments, tu te culpabilises, tu tombes dans une psychose, tu te retrouves à porter tout le fardeau et tu te dis : « Les hommes, on est vraiment des sauvages ! » Par exemple, je pouvais faire une interview dans la matinée et, l’après-midi, l’interviewée m’appelle pour me dire qu’elle ne veut plus parler de ça. Mais après un moment, en discutant longuement avec elles, en les rassurant, avec empathie, il y a eu une confiance qui s’est instaurée. C’était la première étape la plus importante à franchir. J’étais assisté par des psychologues qui me disaient comment les aborder. Mais c’est resté compliqué jusqu’au bout parce que même si elles sont toutes victimes de viol, les traumatismes diffèrent en fonction de ce que chacune a vécu, et je peux vous assurer qu’il y en a qui ont subi des choses que même l’esprit le plus fertile ne peut pas imaginer.

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Ze-Africanews : Qu’est-ce qui vous a le plus touché dans leurs témoignages ?
Joseph Bitamba : A peu près tout. J’ai vécu tout cela comme des histoires personnelles qui m’ont hanté pendant des nuits et des nuits. Imaginez une femme qui vit avec un mari qui ne saura jamais le calvaire de son épouse, ou une jeune fille qui fondera un jour son foyer avec un tel secret sur le cœur. Mais au-delà de cette douleur indicible, c’est cette volonté commune d’en sortir et d’éviter que pareille chose n’arrive aux plus jeunes et aux générations futures, notamment par une vraie justice.

Ze-Africanews : Après deux mois du lancement du film, êtes-vous satisfait de l’accueil du public ?
Joseph Bitamba : Oui, amplement. Vous savez, pendant le tournage, vous avez l’impression d’être seul, mais avec les témoignages très encourageants qui me parviennent, et je peux vous dire qu’ils sont nombreux, c’est la que ma solitude s’estompe et je me dis alors que j’ai eu raison de faire ce film, même si c’était douloureux et pénible. Des gens m’ont appelé à titre personnel ou en groupe et ont même envoyé de l’argent que j’ai remis aux victimes. Même les ventes sur mon Vimeo iront directement chez ces femmes qui ont tant besoin d’aide, pas seulement psychologique, mais aussi matérielle pour retrouver une vie normale, ou une vie plus acceptable. Et elles en ont toutes besoin. Mon souhait est que, partout, toute personne qui voit le film, si elle veut aider ces femmes, j’aurai gagné mon pari.

Ze-Africanews : De qui proviennent ces réactions ? De Burundais, Congolais et Rwandais uniquement ?
Joseph Bitamba : Oh non ! Pas que. C’est international. J’ai des gens qui suivent ce que je fais depuis plus de trente ans. Et, déjà, il y a des Américains, des Canadiens, des Français et même des Chinois qui ont participé en envoyant un peu d’argent pour assister ces femmes. Quand vous avez quelque chose qui est diffusé par le canal du Musée de l’Holocauste de Montréal, que je remercie en passant, vous êtes sûr d’atteindre beaucoup de gens à travers le monde.

Ze-Africanews : Quel est l’objectif que vous visiez en réalisant ce film ?
Joseph Bitamba: C’était d’alerter sur l’existence de ces crimes au Burundi, parce que personne n’en parlait. Les médias rapportaient les tortures, assassinats, enlèvements et disparitions des hommes, non parce que les femmes ne voulaient pas témoigner, mais juste comme une sorte d’autocensure sur le viol. Beaucoup de gens m’ont appelé après avoir vu le film et ont crié « Ca c’est au Burundi, ce n’est pas possible ! ». L’objectif principal est d’alerter. Il y a beaucoup d’organismes, surtout des femmes, même si nous sommes tous interpellés, mais l’implication des femmes auprès de ces victimes peut être plus efficace parce que celles-ci peuvent se confier plus aisément à d’autres femmes.

Ze-Africanews : Vous estimez donc que ces femmes ont encore des choses à dire ?
Joseph Bitamba : Là elles se sont exprimées dans le cadre d’un film. Maintenant elles ont besoin de témoigner dans le cadre de guérison et de reconstruction. Je le répète, ces femmes ont beaucoup de besoins. Elles sont parties en fuyant après le viol pratiquement sans rien pour la plupart. Elles requièrent un appui psychologique. Il y en a qui ont subi des dégâts énormes au niveau des organes génitaux qui ont besoin d’être ‘réparées’ chez le Dr Mukwege ou ailleurs. Tiens, une note positive dans tout cela : une de ces femmes à qui un premier médecin avait dit qu’elle n’aurait plus d’enfant alors qu’elle n’a que vingt ans vient d’en consulter un deuxième qui lui a affirmé qu’elle n’avait plus de problème pour procréer. Elle a été assistée dans cette démarche par le Mouvement des femmes et filles pour la paix et la sécurité au Burundi, et elle est très heureuse. C’est certes comme une goutte d’eau dans un océan, mais c’est par de petites choses comme ça qu’on doit s’atteler à faire au quotidien pour elles.

Ze-Africanews : Quelle suite envisagez-vous pour ce film ?
Joseph Bitamba : Le film va faire sa vie, comme on dit. Il va voyager. Je l’ai par exemple déjà fait inscrire au festival Vues d’Afrique de Montréal, au FESPACO, en Belgique, en France, etc. Beaucoup de communautés burundaises à travers le monde m’ont contacté pour me demander d’organiser une conférence sur le film sur Zoom. Le film doit être vu par le maximum de personnes possible et ainsi générer beaucoup d’aides pour ces femmes. Ce sera mon ultime fierté.

Ze-Africanews : Je vous remercie et souhaite plein succès à votre film. Un dernier mot ?
Joseph Bitamba : C’est moi qui vous remercie. Ceux qui souhaitent louer ou acheter le film peuvent aller sur le lien suivant dans ma page Vimeo :

Joseph Bitamba est Burundo-Canadien. Il vit au Canada, en Ontario. Il est derrière la caméra depuis une quarantaine d’années. Avec un palmarès époustouflant : vingt-deux films documentaires à son actif et des dizaines de récompenses internationales. Il vient de sortir son dernier film : « Les oubliées de la Région des Grands-Lacs ». Une première qui a eu lieu le 09 décembre 2020, en partenariat avec le Musée de l’Holocauste de Montréal.

       

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